Pornichet, sa côte et son petit train (1895)
La mode des bains de mer tend à enlever à l'île du Croisic son
caractère particulier; mœurs et coutumes ont persisté malgré tout, car
ce petit peuple est breton et participé de l'étonnante résistance de la
race à l'influence du dehors; mais bien des fissures se produisent, par
lesquelles s'en va, invisiblement, ce qui fit jadis l'originalité de ce
coin de terre perdu entre les tempêtes de la mer et les bas horizons des
marais de Guérande. Déjà, pour les esprits superficiels, il n'y a là que
des villes de plaisir : Pornichet, La Bôle, Le Pouliguen et Le Croisic...
C'est par la côte qu'il faut gagner Pornichet. Malgré l'engouement dont
cette station est l'objet, il lui reste beaucoup à faire pour remplacer
Dieppe ou Deauville; les villas sont belles, mais les rues sont par trop
sommairement entretenues et l'étier qui débouche sur la plage ressemble
vaguement à un égout. Les dunes manquent d'arbres aussi. Malgré tout,
Pornichet prospère; sa plage, d'un sable blanc, fin, doux et résistant,
est une des plus belles de l'Océan. Jusqu'au Pouliguen et à Penchâteau,
c'est-à-dire sur six kilomètres, elle déroule sa courbe harmonieuse au
pied des dunes boisées où les villas sont déjà nombreuses. On espère voir
un jour un cordon ininterrompu de chalets couvrir les dunes.
Escomptant cet avenir, on a créé ici un des plus singuliers petits chemins
de fer de France, doublant à moins de cent mètres la ligne du Croisic.
C'est "Le Trait d'Union", tramway à vapeur allant de Pornichet au Pouliguen
par la plage même. Les traverses et les rails posés sans grands frais
sur le sable résistant portent des wagons-chars à bancs et de petites
locomotives semblables en tout au Decauville de l'Exposition de 1889.
Qui l'eût dit, il y a quarante ans seulement, lorsqu'on venait au Bourg-de-Batz
et au Pouliguen chercher les coins les plus curieux de la Bretagne par
les moeurs et les costumes !
Au-delà de Pornichet, de ses grands hôtels et de son casino commence une
région de hautes dunes formées par les débris des plateaux rocheux rongés
par la mer et les sables charriés par la Loire... Une belle forêt de pins
les recouvre; sur le littoral les arbres sont rares, mais la dune n'en
est pas moins fixée, un gazon court, émaillé d'immortelles jaunes et de
petits œillets d'un rouge vif, en maintient la surface. Les dunes sont
devenues la propriété d'une société qui cherche à les transformer en ville
de bains. Déjà les chalets poussent et une ville de coquettes villas s'est
construite à La Bôle, au abords de la gare d'Escoublac. Ce serait exquis
Si, au lieu d'être collés les uns aux autres sur un étroit espace, ces
chalets aux couleurs éclatantes avaient été disséminés sur les dunes et
dans les pins.
A partir de La Bôle la plage s'anime, le Decauville, toujours à la base
de la dune, longe de belles villas, large-ment espacées et entourées d'arbres,
jusqu'au chenal du Pouliguen, qui sert à la fois de port, de canal d'alimentation
pour les salines et de débouché aux eaux de pluie et de source du plateau
de Guérande. Le port est sur-tout utile aux petits navires qui viennent
charger les sels de Guérande ou les produits chimiques obtenus dans les
usines qui traitent les sels. Il est charmant avec sa bordure de grands
arbres, ses nombreuses embarcations, les yachts élégants qui s'y abritent
pendant la saison.
Le temps est loin, en effet, où Jules Sandeau... disait du Pouliguen qu'il
l'aimait parce qu'on y vit simplement et à peu de frais, "que le monde
élégant le dédaigne, l'évite ou ne le connaît pas". Si Le Pouliguen a
conservé son aspect familial autour de son petit port, il lui est poussé
sur ses flancs, vers La Bôle et aux rochers de Penchâteau, de luxueux
faubourgs... Ah nous sommes loin ici des farouches druidesses qui habitaient
les grottes du rivage et dont les écrivains de l'Antiquité font un si
terrifiant tableau.
D'après Ardouin-Dumazet, Voyage en France, 1895
Le tramway de Pornichet
En 1879, la Compagnie du Paris-Orléans met en service la ligne reliant
Saint-Nazaire au Croisic; à la gare d'Escoublac, un embranchement dessert
Guérande.
La ligne du Croisic avait été construite essentiellement pour desservir
les salines; les dunes qui bordaient la magnifique plage alors dénommée
La Bôle, développée sur 7 km entre le port du Pouliguen et l'étier de
Pornichet, étaient très instables, aussi les terrains avaient-ils été
concédés au comte de Sesmaisons, avec obligation d'y faire des plantations.
Deux banquiers, MM. Darbie et Hennecart, vont comprendre l'intérêt du
site en construisant d'abord une villa, "Ker Maurice ", puis un établissement
de traitement de la tuberculose, l'Institut Verneuil, qui deviendra ensuite
l'Hôtel Royal, devant lequel sera édifié le premier casino.
La zone qui partait de l'ancienne gare d'Escoublac-La Bôle, puis La Baule-Escoublac,
se couvre de villas, mais aucun cheminement carrossable n'existait encore
le long de la grève.
En 1886, M. Aubry, architecte à Nantes, demande à établir " un petit chemin
de fer genre Decauville, à traction par chevaux ou à vapeur, à voie de
0 m 60, pour le transport des personnes ". Il était prévu que cette ligne
aurait un caractère précaire, puisqu'elle ne devait être utilisée que
trois mois par an, durant la saison estivale. La voie sera établie sur
la plage même, notamment sur la bande de terrain de 10 m réservée sur
tout le littoral par le service des Domaines; de ce fait, le contrôle
devait en être assuré par le service des Travaux maritimes. La circulation
d'une unique rame, à traction à vapeur, commença le 19 juillet 1877. Dès
la première saison, ce tramway eut ses partisans et ses détracteurs, notamment,
parmi ces derniers, les propriétaires des nouvelles villas en bordure
de mer, gênés par la fumée des locomotives.
La ligne s'arrêtait au droit de l'avenue de la Gare de La Baule-Escoublac;
le 21juin 1891, elle est prolongée, toujours sur la grève, jusqu'à l'étier
de Porni-chet. L'exploitation se ferait désormais avec deux trains, aussi
un croisement fut-il construit à proximité du premier terminus. La voie
devait franchir le ruisseau de Marzy, mais comme celui-ci ne coulait que
l'hiver, elle le passait sur des fascines et était démontée hors saison.
Dès 1888, M. Aubry, désirant assurer la pérennité de l'entreprise dans
laquelle il avait investi, sollicita une concession de 99 ans et créa
la société " Le Trait d'Union".
Comme il arrive souvent dans nos administrations, il semble que cette
demande se soit perdue, mais lorsqu'en 1892, le président du conseil d'administration
de la société demande l'autorisation de relever la voie qui s'ensable,
l'administration découvre une situation qu'elle prétend ignorer: M. Aubry
a créé des remblais, construit un dépôt au Pouliguen. Le préfet envisage
de saisir le Conseil d'État et met en demeure le constructeur de faire
disparaître son remblai. Ces incidents réjouissent les opposants farouches
au tramway, qui ne peuvent décidément pas supporter les fumées des machines
!
Finalement, ce sera beaucoup de bruit pour rien, puisque, le 6 octobre
1892, un arrêté préfectoral transfère à la société " Le Trait d'Union
" l'autorisation d'abord donnée à M. Aubry. Mais il ne s'agit pas encore
de la concession, laquelle fera l'objet d'interminables et byzantines
discussions . De plus, comme est créée en 1900 la commune de Pornichet,
la concession devra être départementale et il faut tout recommencer.
La durée de la concession, déjà réduite en 1892 à 50 ans, est de nouveau
raccourcie à 30 ans pour tenir compte des quinze années d'exploitation
antérieure. La société, excédée de toutes ces palinodies administratives,
décide finalement, en 1903, d'arrêter l'exploitation. En 1904, le matériel
est vendu.
Que dire de ce premier tramway ?
Il eut toujours un aspect précaire; la voie posée sur le sable marin était
instable et fut rapidement corrodée.
L'exploitation commence avec une seule petite locomotive de 3 tonnes,
du type le plus léger construit par Decauville; elle tractait quatre petites
voitures ouvertes à essieux. Parfois, le mécanicien n'avait pas le courage
de dételer la machine au terminus pour la remettre en tête; il se contentait
alors de repousser la rame jusqu'à l'autre terminus (celui de la première
version).
Sous la pression des riverains, la machine, ainsi que ses suivantes, fut
équipée de cheminées pare-étincelles. Les usagers se plaignaient aussi
des " excès de vitesse" ! Il est vrai que refouler une rame de voitures
à essieux à 25 km/h sur une grève sableuse était une aventure hasardeuse,
mais le danger était surtout de " tomber dans le sable " au sens propre
du mot. Avec le prolongement au Pouliguen et le service à deux trains,
ce genre d'exercice était devenu impossible.
Alors que la première locomotive " Francillon " portait le no. de construction
50, M. Aubry acquit pour ce prolongement d'une seconde machine identique
"Pornichette" n°97 et deux voitures à bogies type KE. Ces deux petites
machines, très légères donc peu puissantes, furent complétées en 1892
par deux autres engins du même modèle, mais plus lourds (5 tonnes), "Le
Pouliguen" n°134 et "Pornichet " n°148.
En 1903, avec l'arrêt volontaire du " Trait d'Union ", La Baule se trouve
sans transports en commun.
Le baron de Saussure prend alors l'initiative d'assurer un service par
omnibus automobiles. Ceux-ci, appréciés au début, sont rapidement décriés.
A cette époque, l' "autobus" n'était pas encore au point et, comme cela
se passe sou-vent, on se met à regretter vivement le tramway à vapeur
tant critiqué quand il existait, et une campagne s'engage pour demander
sa reconstruction. Depuis 1903, la station a évolué; de nombreuses villas
se sont construites depuis la plage Benoît au Pouliguen jusqu'au-delà
de l'avenue de la Gare vers Pornichet; un boulevard côtier a remplacé
les dunes primitives jusqu'à 500 m après cette avenue; plus loin, les
dunes demeurent, en attendant la prolongation du boulevard.
En 1904, une nouvelle concession pour un nouveau tramway, toujours à voie
de 0 m 60, est demandée. Sans attendre la concession officielle, le nouveau
tramway est mis en service le 14 juillet 1904.
Pour éviter les critiques sur les fumées des locomotives, le concessionnaire
de La Navette a commandé à la firme Decauville deux automotrices à pétrole
, comme on disait à l'époque. Mais ces engins ne sont pas au point, l'eau
des radiateurs entre en ébullition : le 4 août, les automotrices n'étant
pas état de fonctionner, le directeur M. Pavie propose... la traction
animale ! Les riverains protestent toujours, cette fois contre le bruit
et le danger de dépôt d'essence.
Le 1er juillet 1905, l'exploitation commence officiellement; la nouvelle
ligne, plus courte que la précédente, part de l'étier du Pouliguen devant
la villa Suzer, puis s'engage sur le nouveau boulevard pour se terminer
devant l'Hôtel Robert; sa longueur correspond à peu près au premier tracé
du "Trait d'Union".
Les automotrices ne voulant décidément pas fonctionner, malgré à un procès
intenté à Decauville, M. Pavie revient à la bonne vieille traction à vapeur.
La concession n'était toujours pas accordée et, comme " Le Trait d'Union
", La Navette ne bénéficiait que d'une autorisation d'occupation temporaire.
Les contestataires étant toujours actifs, cette autorisation est retirée
en 1911 et une demande officielle de concession de nouveau déposée.
Rien n'est réglé le 2 août 1914 : la guerre met alors fin aux activités
de " La Navette".
Après 1918, de nouvelles études seront entreprises (notamment un ambitieux
projet de " Chemin de fer de la Côte d'Amour"
de 1927, 22 km entre Batz et Saint-Marc), mais elles n'aboutiront pas.
Comme il est dit plus haut, les deux automotrices à pétrole ne fonctionnèrent
jamais correctement; elles furent transformées en remorques et M. Pavie
acquit deux "tracteurs à vapeur ", terme qui dut être utilisé, plutôt
que celui de "locomotive", afin de ne pas effrayer les irascibles riverains.
Il s'agissait de deux petites machines à chaudière verticale, construites
aux chantiers de la Buire à Lyon et mises en service en 1909. L'exploitant
jouait de malchance : ces engins ne fonctionnèrent pas correctement. En
1910, ils furent remplacés par deux locomotives Decauville de 5 tonnes
à vide, achetées l'une neuve, l'autre d'occasion, identiques à celles
tant décriées du "Trait d'Union". Ainsi se termina, après de multiples
péripéties, la vie de ce tramway " balnéaire "; réclamé par les uns, critiqué
par beaucoup d'autres, en butte à des comédies administratives, sa vie
fut éphémère, rose vite fanée dans le printemps de la côte bauloise...
D'après le substantiel article de J. Chapuis, paru dans " Chemins
de Fer Régionaux et Urbains ", n° 126, 1974-VI
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